Par Samir Messaoudi, professeur de littérature à l’université de Jijel
Publié en 2023 aux éditions Frantz Fanon, Nations expérimentales. Essai sur les représentations de la Nation chez les écrivains francophones du Maghreb de l’universitaire algérien Réda Bensmaïa, constitue un document académique riche en informations sur les questions, entre autres, de la langue, de l’esthétique et de la nation dans la production littéraire francophone maghrébine. L’ouvrage se veut une synthèse de réflexions appartenant à différentes périodes de recherche qui ont marqué le long parcours d’un chercheur.
Armé de son expérience dans de prestigieuses universités américaines, où il a enseigné pendant plus de 40 ans les littératures francophones, et doublé de ses formations en philosophie (Deleuzien) et en littérature, l’auteur s’est intéressé dans son essai à ce qui constitue la chose essentielle des écrits littéraires maghrébins, à savoir l’esthétique et ce, en rapport avec des thématiques comme la nation, la langue, la culture, etc.
La réflexion de l’universitaire s’articule autour de trois parties : la première traite des thématiques de la nation, du territoire, des villes et de la langue. Outillé d’un appareillage théorique pluridisciplinaire, l’auteur s’appuie sur une grille de lecture incluant des concepts de Gilles Deleuze, Franz Fanon, Michel de Certeau, Jacques Derrida, Abdelkebir Khatibi, et procède à une étude de textes d’Hélé Béji, d’Abdelwahab Meddeb (thématique de la ville), de Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre (thématique de la nation), et met l’accent sur une littérature en quête d’ancrage dans l’histoire.
La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Idiosyncrasies : quelques repérages théoriques à partir des textes » est consacrée à des thématiques qui constituent la problématique essentielle de l’essai : la langue (le médium) et le langage. Pour ce faire, le critique choisit quelques textes appartenant à des romanciers comme Abdelkebir Khatibi, Nabil Fares, Rachid Boudjedra et Mouloud Feraoun
Enfin, la troisième partie de l’essai s’intéresse à une forme de création autre que le roman, c’est-à-dire le cinéma ; ainsi sont choisis, en guise d’objets d’étude, La Nouba des femmes du Mont Chenoua d’Assia Djebar, Salut, cousin de Merzak Allouache, et Vivre au paradis de Boualem Guerdjou. Au même titre que les deux autres parties, la réflexion est axée sur la question du médium.
L’idéologie au détriment de l’esthétique
De prime abord, l’auteur soutient qu’on n’a pas évalué à sa juste mesure l’apport des écrivains francophones postcoloniaux à l’émergence d’une « conscience littéraire » , laquelle conscience a poussé les limites des frontières nationales en s’ouvrant sur un champ planétaire ; et cela est vérifiable dans les travaux consacrés aux auteurs francophones du Maghreb, qui se caractérisent, à quelques exceptions près, par une certaine légèreté, réduisant les textes à « l’illustration de cas anthropologique ou culturel » , négligeant ainsi l’aspect littéraire – ou esthétique – des œuvres. L’essayiste cite à juste titre l’exemple de l’écrivain Nabil Fares, qui n’a connu que peu d’études, souvent axées sur la question identitaire, et dont l’œuvre « constitue l’une des entreprises les plus originales de l’Algérie indépendante ! » .
La problématique du médium et du langage
Après avoir connu le démantèlement colonial, les pays du Maghreb, notamment l’Algérie, se trouvent dans une situation tragique qui se caractérise par une élite acculturée et des masses déculturées. Cette réalité pour le moins catastrophique a amené l’auteur, en reprenant Mustapha Lacheraf, à poser la question : comment créer « un public », qui ne l’est pas encore (des masses), et ancrer leurs œuvres dans « un terrain culturel » concret ?
Le véritable écueil auquel sont confrontés les romanciers maghrébins francophones de la période postcoloniale est celui du médium, c’est-à-dire la langue, et par ricochet le(s) langage(s) à même de dire le « terrain culturel » auquel ils appartiennent. Autrement dit, le grand défi qui se posait après l’indépendance est celui de la « re-territorialisation » d’une société que la colonisation a disloquée, mais là aussi Réda Bensmaïa s’interroge : à partir de quels éléments ? « Partir d’un passé oublié ? De la mémoire en ruine ? Du folklore ou de la tradition ? » .
Ces questions épineuses, aux yeux de l’auteur, ne peuvent être réglées qu’à partir d’un médium « La recréation d’une culture spécifique authentique doit d’abord avoir résolu le problème du médium à partir duquel elle devra se faire : dans quelle langue écrire ? Dans quelle langue filmer ? Dans quelle langue encre faire parler (ou écrire) les personnes dans les administrations (…) »
Poussant sa réflexion plus loin, et s’inspirant du cas de Frantz Kafka, son rapport à la langue maternelle et à celle de la création, l’auteur avance l’idée selon laquelle l’écrivain maghrébin postcolonial souffre de l’absence d’un médium, et se trouve ainsi face à trois impossibles : impossibilité de ne pas écrire ; impossibilité d’écrire autrement qu’en français et, enfin, l’impossibilité d’écrire en français. Cette impasse caractériserait aussi la production littéraire écrite en langue arabe littéraire : « (…) quel que soit le médium qu’ils utilisent, les écrivains aboutissent d’une certaine manière tous à la même impasse » . Afin d’étayer son argument, l’universitaire émet l’hypothèse selon laquelle la raison essentielle de ce problème reviendrait au fait que la dichotomie entre langues « hautes » et « basses » (populaires), et le faux dilemme entre l’arabe et le bilinguisme, ne permettent pas de comprendre ce qui se passe réellement sur le plan culturel au Maghreb.
Cela dit, dans l’entreprise littéraire comme celle à laquelle ont affaire les auteurs francophones du Maghreb, le problème n’est pas celui d’une ou plusieurs langues, mais de langages qui n’ont pas le même terrain spatio-temporel ; l’essayistes en cite 4 : le vernaculaire (l’ici et maintenant) ; le véhiculaire (partout ; ex langue de la ville) ; le référenciare ; et enfin le mythique (l’au-delà et le sacré).
Afin de défendre sa thèse, l’auteur s’appuie sur l’argument de Derrida qui pense qu’on ne parle jamais une seule langue ; et qu’il n’y a pas de langue pure. Le philosophe avait bien compris cette situation linguistique problématique ans les pays francophones postcoloniaux, en écrivant le livre Le monolinguisme de l’autre, ou la prothèse de l’origine.
Cette « machine d’expression » incluant plusieurs langages ne peut être accomplie que par le théâtre ; et c’est ce qu’a compris l’écrivain Kateb Yacine et le dramaturge Abdelkader Alloula. L’activité théâtrale permet une « mise en forme » d’une culture nationale populaire « parce qu’il est un art de l’oralité » ?
L’écrivain et la nation
L’une des questions essentielles qui traversent l’essai de Bensmaïa est celle relative à la notion de nation. Celle-ci, dès les premières pages du livre, surgit, par le biais d’une référence au romancier-essayiste marocain Abdelkebir Khatibi, qui a interrogé la notion en question dans une œuvre riche au carrefour de l’autobiographie, de l’essai et du poétique. En ce sens, l’auteur marocain écrit, en se posant une série de questions, dans l’un de ses essais intitulé Figures de l’étranger : « Quelle est la patrie de l’écrivain ? Est-ce uniquement sa langue, l’hospitalité de sa langue d’écriture, quelle soit natale ou extra-natale (sic) ? » .
En tentant d’apporter une réponse à ces questions, l’auteur pense que la patrie d’un écrivain ne pas être réduite à « la terre » ni à un terroir, et encore moins à une culture donnée ; sa vraie patrie est « une circulation – voir à une migration – entre les terres, entre les langues et les cultures » .
Compte tenu des questions formulées et des thématiques abordées, d’une actualité brûlante, mais aussi eu égard aux éclairages apportés par l’auteur en s’appuyant sur une documentation riche et une grille de lecture pluridisciplinaire, qui analyse le texte littéraire à la lumière des concepts puisés de différentes disciplines, l’ouvrage de Réda Bensmaïa constitue une contribution importante dans champ des études littéraires francophones.
Reda Bensmaia, Nations expérimentales. Essai sur les représentations de la Nation chez les écrivains francophones du Maghreb, Frantz Fanon, p.7.
Ibid., p.8.
Ibid.,p.8
Ibid.,p.27.
Ibid.,pp.27-28
Ibid.p. 32
Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’Autre, ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée,1996.
Réda Bensmaïa, op.cit., p.34.
Abdelkebir Khatibi, Figures de l’étranger da la littérature française, Paris, Denoël, 1987, p.206, cité par Réda Bensmaïa dans Nations expérimentales, op.cit., p .205.
Réda Bensmaïa, op.cit., p.205.