Beaucoup d’écrivains, de Léon Tostoi à Christian Bobin, en passant par André Malraux, Jean-Paul Sartre et Philip Roth, ont interrogé l’art dans son essence et son rôle dans la société. C’est à cette tâche si belle et si exigeante que s’attelle Djamel Laceb, écrivain, dans un son magnifique ouvrage L’Art et la manière (Avril 2025) qu’il vient de publier aux éditions Frantz Fanon. À l’occasion de cet heureux événement, il nous donne quelques pistes pour une meilleure appréhension de sa démarche intellectuelle.
Vous venez de publier L’art et la manière qui est à la fois une réflexion théorique sur ce qu’est l’art d’une manière général, et particulièrement en Kabylie, et une analyse d’un vaste corpus littéraire. Comment vous est venue l’idée de vous lancer dans un tel projet ?
Au départ, je n’avais pas en tête l’idée d’écrire un livre sur ce sujet. Je rassemblais simplement des notes éparses, prises au fil de mes participations à divers festivals de poésie, que ce soit en tant que membre de jury ou simple amateur passionné venu écouter des déclamations. C’est après le festival d’Akbou en août 2024 que j’ai pris conscience du volume et de la diversité du matériau accumulé, et surtout de l’urgence de le structurer et de le préserver avant qu’il ne se disperse ou se perde. La nécessité de donner une forme cohérente et intelligible à cette matière s’est alors imposée d’elle-même, presque comme une évidence. Ce projet est donc né d’un double mouvement : le désir de sauvegarder une mémoire vivante et celui de partager quelques réflexions sur l’art, en particulier dans le contexte kabyle, avec un public plus large. Finalement, ce livre est le fruit d’un long cheminement, d’un besoin de mettre en ordre mes idées et de transmettre une expérience nourrie de rencontres, de lectures et d’observations.
Votre livre s’ouvre sur une série de « rencontres » avec des amis et des idées qui, à bien vous écouter, ont été extrêmement fécondes pour vous. Qu’est-ce qui est et qui n’est pas une « rencontre » pour vous ? Que représente « la rencontre » dans votre trajectoire intellectuelle ?
Pour moi, une rencontre, quelle que soient les circonstances, est un événement qui provoque un changement : elle peut dévier, accélérer ou ralentir notre parcours intellectuel ou personnel. Lorsqu’aucun de ces effets ne se manifeste, c’est que la véritable rencontre n’a pas eu lieu. L’année 2024 a été particulièrement marquante à cet égard, car mes cheminements intellectuels ont été fréquemment bouleversés, ce qui m’a poussé à vouloir fixer quelques repères. Une rencontre se reconnaît avant tout à la qualité du dialogue qu’elle suscite. Ce dialogue n’est pas nécessairement verbal : il peut naître d’un échange de regards, d’une lecture, de la découverte d’un personnage de fiction, ou même d’une chanson entendue différemment après des années d’écoute. La rencontre, c’est cette capacité à être transformé, à être déplacé dans ses certitudes ou ses habitudes. Dans mon parcours, elle a souvent été le moteur de remises en question salutaires, de nouvelles perspectives et d’élans créatifs inattendus. Elle est à l’origine de toute évolution intellectuelle authentique.
À travers votre expérience en tant que juré dans des festivals de littérature amazighe, vous tirez de très riches conclusions sur la poésie kabyle moderne. Quel est, selon vous, l’élément que tout le monde doit retenir sur l’art poétique kabyle ?
Je suis profondément convaincu que beaucoup de gens ne mesurent pas à quel point la poésie kabyle est animée d’une vitalité extraordinaire. Elle est traversée par un souffle de jeunesse et d’audace qui la renouvelle sans cesse et lui ouvre des horizons insoupçonnés. De nouvelles formes poétiques émergent, portées par des voix souvent très jeunes, qui n’hésitent pas à explorer des thèmes inédits ou à expérimenter des styles novateurs. Ce qui me frappe le plus, c’est cette capacité de la poésie kabyle à se réinventer tout en restant fidèle à ses racines, à conjuguer tradition et modernité avec une étonnante aisance. Cette dynamique créative laisse présager un avenir radieux pour cet art, qui continue d’être un espace de liberté, d’expression et de résistance. Il me semble essentiel de retenir que la poésie kabyle n’est pas figée : elle vit, elle bouge, elle s’adapte, et elle porte en elle l’espoir d’un renouveau culturel profond.
Il est souvent reproché à l’art kabyle d’être naïf et de ne pas avoir un socle philosophique suffisamment clair et cohérent. Vous tentez de démontrer le contraire dans votre essai en vous appuyant sur les visions artistiques les plus universelles. Quelles sont les principales questions que vous vous êtes posées au début de votre travail ?
Pour juger de la profondeur d’une culture, il faut en être véritablement locuteur et porteur. Or, trop souvent, nous avons laissé d’autres, extérieurs à notre monde, juger et évaluer notre culture, ce qui a conduit à une série de malentendus et de dénigrements. Il est, hélas, courant de voir le voisin, le « barbare », le « berbère », être rabaissé dans le but de le disqualifier et, en fin de compte, de le spolier de son histoire et de sa dignité. La question fondamentale que je me suis posée tout au long de mon travail est la suivante : nos traducteurs, souvent étrangers à la sensibilité et à la subtilité de notre langue, ont-ils réellement su restituer l’essence de nos vers, ou bien leur approche participe-t-elle, consciemment ou non, d’un projet plus vaste de dévalorisation et d’effacement d’une civilisation ? Cette interrogation m’a accompagné à chaque étape, me poussant à interroger la réception de notre art, à questionner les filtres à travers lesquels il est perçu, et à défendre la richesse philosophique et la complexité de la pensée kabyle.
Vous évoquez dans votre livre un courant poétique emblématique de la poésie kabyle moderne connu sous le nom de « la poésie des os » (Tamedyazt n yeghsan) et dont l’un des plus célèbres représentant est Mourad Rahmane. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est frappant de constater que ce courant poétique, qualifié de « noir », « macabre » ou « ténébreux », a émergé dans la foulée d’une décennie elle-même marquée par la noirceur et la violence. Les poètes, qui sont souvent la conscience et l’âme de leur peuple, ont ressenti le besoin de canaliser et de sublimer cette part d’ombre à travers leurs textes. Je considère que ces œuvres ont une dimension thérapeutique indéniable : elles ont permis, et permettent encore, d’exprimer et de panser les traumatismes collectifs et individuels. Mourad Rahmane, à cet égard, me rappelle la figure de Gérard de Nerval, tant par la profondeur de ses thèmes que par l’originalité de sa déclamation, qui reste inimitable. Lui, ainsi que d’autres poètes comme Khatabi, ont su introduire un genre nouveau, audacieux, qui s’attelle à dire l’indicible, à apprivoiser les ténèbres pour mieux les comprendre et, peut-être, les dépasser. Ce courant est un témoignage de la capacité de la poésie kabyle à se renouveler et à explorer des territoires émotionnels et esthétiques inédits.
Pour vous, l’art en général et la poésie en particulier ont un rôle majeur dans la société. Vous ne semblez pas adhérer à l’idée de « l’art pour l’art »…
Je considère que la notion de « l’art pour l’art » relève d’une posture élitiste, presque aristocratique, qui me semble bien éloignée de la réalité et des besoins profonds de la société. L’art, s’il n’est pas partagé, s’il ne s’inscrit pas dans une dynamique d’échange et de transmission, perd à mes yeux une grande partie de sa raison d’être et de sa saveur. Partager le beau, c’est en démultiplier la portée, c’est permettre à chacun de s’en nourrir, de s’en enrichir, et de contribuer ainsi à l’épanouissement collectif. L’art, qu’il soit poésie, musique, peinture ou autre, a pour vocation première de rassembler, de questionner, d’émouvoir, de provoquer des rencontres et des dialogues. En refusant de le cloisonner dans une tour d’ivoire, nous lui permettons de jouer pleinement son rôle : géniteur de liberté, de créativité et de mieux-vivre ensemble. Plus l’art circule, plus il se partage, plus il rend le monde habitable et lumineux.