« Le serment d’Oujda » est-il une exofiction sur l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika et les différents clans auxquels il a appartement ? L’auteur reconnait dans cet entretien que c’est le parcours de ce dernier qui lui a inspiré son personnage principal Laassel mais son roman va au-delà de la vie d’un individu pour explorer les facettes les plus sombres qui peuvent caractériser un dictateur et passe au crible de l’observation et de la dérision la mécanique féroce de la revanche et l’obsession du pouvoir. Mansour Kedidir, romancier et ancien haut cadre de l’État qui a eu à connaitre les rouages du système politique algérien de l’intérieur et à côtoyer les plus hauts responsables, revient également dans cet entretien, sur le rapport qui peut exister entre mystique et pouvoir, thème central de son livre, il explique la nature mégalomaniaque de son personnage principal Laassel qu’il assimile, à cause de sa légendaire aptitude à la fourberie et au vice, à une créature à mi-chemin entre l’ange et le démon.
On a l’habitude de lire des romans qui nous racontent des trajectoires vertueuses où un pauvre, grâce à ses efforts et son intelligence, réussit à gravir les échelons de la société et atteindre les sommets de la gloire. Dans Le serment d’Oujda, vous mettez en scène un personnage, Laassel, qui ne doit sa gloire qu’au vice, à la manipulation, au mensonge et à l’esbroufe. Pourquoi ce choix ?
Loin de porter un jugement sur des romans où les personnages paraissent vertueux, je pense que dans le monde arabe en particulier et dans les pays du Sud en général, la réalité sociale et politique n’offre guère d’alternative pour l’exercice du Pouvoir autrement que par la violence sous ses différentes formes. Machiavel, Hobbs et bien d’autres penseurs contemporains ont bien décrit la lutte à mort des hommes pour accaparer le Pouvoir. Dans Le serment d’Oujda, je voulais écrire une fiction sur le Pouvoir en démystifiant les processus décrits par les historiens. Cela veut dire que le personnage central du roman, Laassel, dont le nom est une anagramme, use de tous les moyens légaux et extralégaux, légitimes et illégitimes, moraux et immoraux, pour se hisser au sommet de l’État. En vérité, je n’ai rien inventé. La réalité de la pratique du politique montre qu’on n’ a pas encore quitté l’état nature décrit par Hobbs ou tous les coups sont permis sauf que dans le contexte actuel, la modernité offre aux protagonistes un habillage moins violent en apparence, mais plus corrosif en profondeur. Pourquoi ai –je pris un tel choix ? Ma première préoccupation visait à enraciner le roman dans la face cachée des événements pour donner du sens à l’histoire, au destin d’une nation. Car, si le passé de la société n’est pas exorcisé, le conscient collectif risquerait de le trainer comme un boulet. Par conséquent, les Pouvoirs qui se succéderont commettront les mêmes avanies et les mêmes dérives autoritaires. Ma deuxième préoccupation est que Le serment d’Oujda cherche à démystifier l’histoire. Pour paraphraser Balzac, je dirais, il relate l’histoire privée d’une nation en explorant de l’intérieur les personnages et comment ils s’entredéchirent dans leur lutte pour le Pouvoir. La troisième préoccupation – qui concerne tout romancier digne de ce nom –, c’est de modifier la perception qu’ont les gens de la réalité et de leur condition historique.
Votre roman est mené d’une façon linéaire et nous raconte l’histoire de Laassel depuis Oujda jusqu’au sommet de l’État. De longs chapitres sont consacrés aux différents coups de poignard plantés dans le dos de la révolution algérienne. Pensez-vous que le mal algérien vient d’une trahison originelle qui est celle de la révolution ou il remonte à plus loin ?
Cette question soulève deux aspects. Le premier a trait à la structure du roman. Pour brasser un demi-siècle d’histoire, la linéarité s’est imposée dans la construction de la fiction. Mais quelle linéarité ? Il s’agit d’une linéarité mouvementée, jalonnée par des stations houleuses où les personnages du roman, soumis aux contraintes du temps de la guerre et de la lutte pour le Pouvoir, sont tourmentés par leur devenir. En décrivant comment les personnages agissaient durant la révolution et bien après au cours de la construction de l’État national, puis comment les uns fourbissaient leurs armes pour abattre leurs compagnons de lutte sous le simulacre de déviance révolutionnaire, on est amené à s’interroger si cela provient d’une trahison de la révolution ou bien d’autre chose qui remonte à plus loin. Pour y répondre, je devrais souligner que dans toute révolution, empreinte de peur et de passion, la lutte de leadership, les frottements entre chefs et les conflits d’opinions entrainent souvent des liquidations physiques, voire des massacres collectifs. Nous avons des exemples frappants durant la guerre de Libération. Donc cela n’est pas particulier à la révolution algérienne. Quelques éclaircissements s’imposent cependant. La nation est un plébiscite quotidien, disait le philosophe Renan. L’historiographie officielle essaie de construire le mythe d’une nation aux racines profondes. Pour revenir au Mal algérien qui ronge la société, il faut le circonscrire, manifestement, dans la guerre de Libération. Partant de l’acception que la guerre est un facteur de socialisation où la violence, par nécessité historique, tend à faire fondre tous les particularismes des combattants provenant de toutes les couches sociales et d’horizons différents, il n’est pas exclu que ces mêmes combattants, taraudés par la peur et soumis aux contraintes de contextes singuliers, recourent à des pratiques qui dépassent l’entendement. À comparer avec les sacrifices consentis pour la libération nationale, peut-on considérer qu’il y a une trahison des idéaux de la révolution ? Je répondrai par l’affirmative au sens où les dérives sont apparues au cours de la guerre de Libération et ont continué d’imprégner la construction de l’État national. En partie, ce sont ces dérives qui ont donné naissance à un système monolithique fermé et étouffant. En dépit des convulsions sociales caractérisant l’histoire post-indépendante, cette trahison des idéaux de la révolution continue de tourmenter le devenir de la nation. C’est dans cette atmosphère de violence où la trahison apparait comme une malédiction qu’il convient de situer les personnages du roman. De toute évidence, ils s’apparentent à des acteurs d’une tragédie grecque. Broyés, ainsi, par le cours des événements, ils n’ont pas de prise réelle sur leur destin. Et dans cet air saturé de duplicité, Laassel, dont le conscient est imprégné de mysticisme, croit détenir la vérité. Tel qu’il est décrit, il incarne, au fil des événements, cette forfaiture historique durant la guerre de Libération et bien après, quand bien même il penserait agir pour le bien du pays et de ses concitoyens.
Enfant, Laassel a fait le serment d’aller aussi loin que sa petite taille frêle et sa foi en la gloire le lui permettent. Son serment, appuyé par la bénédiction de plusieurs marabouts plus tard, va se réaliser. À travers cette mécanique mystique que vous décrivez dans le roman, on voit que les hommes politiques dans le monde musulman utilisent les éléments les plus pervers et les inhibants de la religion pour atteindre leurs objectifs, quitte à conduire leurs pays au précipice.
Je commencerai par aborder le rapport entre mystique et pouvoir dans le mental du personnage de Laassel et comment les deux interagissent aussi bien dans sa perception du monde extérieur que dans sa posture politique. Imbibé depuis sa tendre enfance de maraboutisme, puisque son père étant devenu Mokaddem d’une grande zaouïa, Laassel fut marqué par des pratiques mystiques qui ont joué un rôle déterminant dans son devenir. Avant d’investir le rapport entre mystique et pouvoir, il convient de chercher ce que signifie la mystique. Cette dernière, appelée aussi soufisme, déborde les schèmes de l’expérience ordinaire et a trait à ce qui est caché et secret. En somme, elle déroge à la rigueur de l’orthodoxie musulmane au sens où la transcendance et l’irrationalité dans un exercice ritualisé et exaltant transportent les fidèles vers un autre monde, loin de la terre. Dans le roman, nous avons affaire à un soufisme populaire, c’est-à-dire un maraboutisme ou superstition et charlatanisme sont prédominants. C’est ce monde qui nous semble intéresser les personnalités politiques car celles-ci cherchent un moyen d’échapper à la réalité et un apaisement à leur angoisse. Et c’est dans cette atmosphère que Laassel a évolué depuis que le Cheikh de la zaouïa lui révéla qu’il allait être Moul Es-Saa, c’est-à-dire le maitre de l’heure, et lui fit prêter le serment de tenir cette révélation secrète. Prenant acte de cette illumination comme un éclair, il put dépasser ses frustrations et ses blessures symboliques pour se lancer dans la quête du Pouvoir en usant de la ruse et de toutes les vilenies comme s’il était exonéré du ciel. En fait, il s’agit d’un personnage dont l’être est en lutte permanente contre son non-être selon l’expression du penseur Mohamed Iqbal. C’est-à-dire que le recours à la mystique permet de sanctifier ces actes immoraux et le rétablissement d’un certain équilibre dans sa personne tourmentée. On voit bien dans le roman comment la visite de Laassel aux Cheikhs des zaouïas dépasse le cadre d’une catharsis et glisse vers une forme de vertige. Une source miraculeuse de renouvellement.
Pour le second point de la réponse, il est vrai que dans le monde musulman, la mécanique de la mystique est présente dans la pratique du Pouvoir. Manifestement, la religion est instrumentalisée, non seulement pour s’approprier le Pouvoir, mais également pour dominer le peuple. Dans cette aventure, car c’est ainsi qu’il faut l’appeler, les Pouvoirs dans le monde musulman utilisent la religion comme un miroir aux alouettes. En veillant à propager une religiosité emprunte de fatalisme, ils comptent éloigner leurs peuples de leur propre libération, en contrôlant le savoir et le débat pluriel. L’homme du Pouvoir adhère à cette démarche. Et à force de persévérer dans cet exercice, il finit par croire que c’est par la grâce de Dieu qu’il arrive à maintenir son Pouvoir. En somme, la mystique frappe les tenants du Pouvoir d’autisme. Par conséquent, ils ne peuvent plus sentir la terre qui tremble sous leurs pieds, annonçant une explosion populaire. Cela pour dire combien l’association Pouvoir–religion est dangereuse, non seulement pour le musulman dans sa condition historique et sa foi personnelle, puisque celle-ci relève du domaine privé, mais aussi pour ses aspirations démocratiques dans une aire géographique traversée par une sismicité structurelle, justement en raison de la persistance des Pouvoirs fossilisés dans la conception d’une religion-alibi, légitimant le maintien des peuples dans la servilité.
Votre personnage ressemble beaucoup à un des hommes politiques algériens de ce dernier cinquantenaire : Bouteflika. À la sortie de son roman sur les derniers jours de Staline intitulé L’autocrate, Djamel-Eddine Merdaci, répondant à la question d’un journaliste, a dit que Bouteflika n’avait pas l’épaisseur requise pour être un personnage romanesque. Et pourtant, Laassel est là pour nous démontrer le contraire.
Il est vrai que le personnage Laassel ressemble par quelques traits à Bouteflika. Néanmoins, la complexité de sa personne et son rapport au Pouvoir, dans le roman, reflète l’exemple type des hommes politiques dans le monde musulman qui font fi de l’histoire et de l’émancipation de leurs peuples en confondant leurs propres intérêts avec ceux de l’État, sous couvert d’une légitimité ressassée de la lutte anticoloniale et de la religion. Profondément convaincus que la conscience collective de leurs peuples est restée encrassée dans un fatras de religiosité et de traditions figées, ils croient agir, sans contestation, pour leur bien.
S’agissant de l’affirmation de Djamel Eddine Mercati qui consiste à dire que Bouteflika n’a pas l’épaisseur digne d’un personnage romanesque, il m’est difficile de la partager pour les raisons suivantes. Partant de l’idée que la perception dépend du système de croyances qui joue le rôle de prisme, chaque auteur fait la lecture des images qu’il perçoit du personnage et des événements. En second lieu, il convient de tenir compte de l’être social du personnage, c’est-à-dire, de ses conditions sociales depuis sa naissance, le contexte social et politique dans lequel il a évolué, le poids de la culture et de la religion dans chaque société. À regarder de près, le personnage Laassel, son itinéraire tourmenté, sa manière de se saisir des opportunités, de remuer les fonds sombres de la politique tout en maintenait sa tête au-dessus du tumulte, sa chute puis sa résurrection, sa feinte adversité dans un monde où chacun est aux aguets, sa vie cachée, ses vices, ses rapports avec les femmes et ses plongées dans le mysticisme en quête d’une certaine rédemption, on se rend compte de la complexité du personnage. Reflet de plus d’un demi-siècle d’histoire avec ses remous où hommes et femmes sont écrasés par des événements, Bouteflika est bien un personnage dont l’épaisseur a inspiré le personnage de Laassel. Mais je ne suis pas catégorique sur cette question ; il appartient aux lecteurs d’en juger. Le débat reste ouvert.
Laassel a deux cultes : les femmes et les livres. Comment se fait-il qu’un homme qui aime passionnément les livres et les femmes, des êtres d’une resplendissante fragilité, soit aussi cruel que Laassel ? La soif de pouvoir et la mégalomanie peuvent-il à ce point détruire l’humain qui est en nous ?
Toute personne, aux prises avec le réel, maitrise ses instincts, soit parce que la loi l’oblige, la morale jouant le rôle de frein dans son subconscient, soit parce que la raison bride ses pulsions. Chez Laassel, le problème se pose autrement. Dans son attrait maladif pour les femmes et son intérêt pour les livres et sa soif du Pouvoir, il apparait comme étant un personnage dont la raison ne joue plus le rôle de contrôle des instincts, mais les sert. Elle devient un instrument pour le guider dans sa quête de pouvoir. En somme, la loi, la morale et la raison sont mobilisées avec artifices pour assouvir ses désirs et atteindre le summum du plaisir. Dans ce cadre, le plaisir dépasse le rapport charnel ; c’est une forme d’ivresse, d’extase. C’est un argument qui fait que son appétence n’est jamais satisfaite. Enflammé de l’intérieur, il court toujours, non seulement en s’appropriant le Pouvoir par tous les maléfices, mais aussi en voulant le maintenir en se fiant aux forces les plus obscures. Tout ceci explique sa mégalomanie manifeste dans la théâtralisation du geste et sa fougue discursive où le verbe, puisé des tréfonds de l’arabe dialectal, l’arabe classique ou le français, lui donne l’impression d’irradier son auditoire et par conséquent lui procure une certaine jouissance. Dans cette propension, les femmes ne sont qu’un objet, une chose, et les livres un gisement où il compte tirer un certain savoir pour l’aider à aiguiser ses armes afin de s’accaparer le Pouvoir. À ce titre, s’agissant des livres de soufisme, il semble qu’il cherchait une certaine rédemption pour apaiser son âme déchirée par tant de travers. Sinon, comment expliquer qu’un tel homme, capable de tous les vices et de toutes les machinations, puisse se transporter au milieu du désert pour rencontrer un anachorète, afin de le supplier de prier pour lui, d’arracher sa bénédiction et lui prédire un avenir radieux ! Bien que la pensée arabo-musulmane n’ait pas connu la tragédie grecque – une faille qui, si elle avait été comblée, aurait pu la hisser vers l’explication tragique du déchirement de l’homme dans nos contrées –, Laassel est une personne dionysiaque. À bien des égards, en revisitant l’histoire, particulièrement dans la région arabe, on se rend compte à quel point les autocrates, morts ou vivants, se ressemblent dans la mesure où, les pieds dans la fange de la lubricité, ils se targuent d’une érudition sans limites, instrumentalisant la religion et usant de tous les expédients pour s’accrocher au Pouvoir. Cette évidence nous met devant une névrose qui caractérise le comportement des hommes de Pouvoir. La destruction de leur humanité est indéniable. Ils la vivent comme un déchirement et c’est la raison pour laquelle ils glissent vers le mysticisme, voire le charlatanisme.
Avec Le serment d’Oujda, vous signez un cinquième roman écrit en langue française. Or, on constate que l’Algérie est en train de tourner le dos d’une façon à la fois brutale et incompréhensible à cette langue. Qu’est-ce que représente le français pour vous en tant qu’Algérien ? Parlé par plus de la moitié de la population, parfois depuis le berceau, le français est-il une langue algérienne selon vous ?
Tourner le dos à la langue française est une aberration. Pour ma part, la langue française reste une langue de culture et de civilisation. Jeter l’anathème sur celle langue revient non seulement à clouer toutes les langues au pilori, mais aussi à se ghettoïser. La langue française n’est pas simplement une langue, c’est plus que cela. Elle représente une expérience historique qui a façonné le mental du peuple algérien, certes dans la souffrance durant un siècle et trente années, mais aussi dans son émancipation en l’acculturant de valeurs républicaines et démocratiques. Donc, opérer brutalement ce changement, c’est comme nier une partie de son histoire, le combat libérateur et les luttes démocratiques puisque celles-ci ont été et continuent d’être nourries par une pensée transmise par la langue française. S’inscrire, donc, dans une forme d’hostilité puérile conduit à semer le discrédit sur notre projection dans l’universalité. De par l’usage généralisé et popularisé du français, les Algériens se sont approprié cette langue. Elle fait partie non seulement de notre patrimoine, mais elle constitue une composante de notre identité étant donné qu’elle abrite une grande partie de notre mémoire, notre histoire et notre culture et lui assure une transmission à l’échelle mondiale. Je retiens dans ce cadre les propos du président Boudiaf, rapportée dans le livre de Saïd Sadi La haine comme rivale, 1987-1997. Intervenant après que Saïd Sadi ait noté le consensus qui s’est établi sur l’identité nationale basée sur le triptyque arabité, islamité et amazighité, le président Boudiaf lui adressait cette question : « Et qu’est-ce que tu fais de la francité ? Depuis quand tu as vu une chaise très stable sur trois pieds. » Puis, à la fin de la discussion, Boudiaf affirma sans ambages : « Cette dimension – la francité– aussi fait partie de nous-mêmes. Il faut en finir avec les hypocrisies. » Je pense qu’il n’y a pas une aussi pertinente déclaration qui reflète l’expérience politique, la longueur de vue et l’engagement du pays dans la voie du progrès, loin des avatars de l’extrémisme.