Par Olivier Favier (RFI)
La conquête de l’Algérie marque, bien avant le « partage de l’Afrique » des années 1880, une première étape décisive dans la constitution du deuxième Empire colonial français, le précédent ayant à peu près disparu sous Napoléon Ier. Cette colonie de peuplement, cas unique dans l’histoire de la colonisation française, fut aussi le dernier grand pays africain à s’émanciper du joug français en 1962. Si l’histoire des « événements d’Algérie », comme on l’appelait en métropole, ou de la Guerre d’indépendance, comme on la nomme en Algérie, représente encore aujourd’hui un enjeu mémorial majeur et un champ historiographique vivant et renouvelé, la chronologie des 124 ans qui l’ont précédée, de 1830 à 1954, est souvent méconnue.
On se souvient du débarquement des troupes françaises en 1830, du prétexte avancé des quelques coups de chasse-mouches administrés par le Dey d’Alger à un diplomate français jugé trop insolent, du décret Crémieux de 1870 qui sépare les populations juives et musulmanes, d’Alger capitale provisoire de la France libre entre 1942 et 1944 et, bien sûr, des événements annonciateurs de la révolte généralisée, à commencer par les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945.
Un désir de conquête qui survit à trois changements de régime politique en France
Si Alger fut prise en trois semaines en mai 1830, balayant la tutelle ottomane, bien incapable de réagir après la destruction de sa flotte à la bataille de Navarin en 1827, pendant la guerre d’indépendance grecque, la résistance populaire se révéla infiniment plus tenace. Elle s’organisa de manière autonome dans les montagnes de Kabylie, mais trouva ailleurs deux redoutables chefs de guerre, le bey de Constantine Hadj Ahmed Bey (1786-1851) et surtout l’émir Abd el-Kader ibn Muhieddine (1808-1883).
Ce dernier ne présenta sa reddition que dix-sept ans plus tard, le 24 décembre 1847. Après plusieurs années de détention en France, il partit pour Bursa, dans l’actuelle Turquie, le 20 décembre 1852. C’est sur cet épisode, contemporain du couronnement du 2 décembre qui fait de Louis-Napoléon Bonaparte le nouvel empereur des Français, que se clôt l’étude d’Alain Ruscio publiée aux éditions la Découverte (France) et aux éditions Frantz Fanon (Algérie) et intitulée La première guerre d’Algérie, une histoire de conquête et de résistance (1830-1852).
Beaucoup de choses apparaissent dans ce titre. Ces dates ont d’abord une résonance particulière dans l’Histoire de France, marquant d’une part le passage pour la première d’une Restauration qui a préparé le projet de conquête à une monarchie de Juillet plus libérale qui mettra tous les moyens nécessaires à son achèvement, de l’autre, la fin d’une éphémère Seconde République qui a repris l’œuvre en cours, sans marquer là non plus de rupture significative dans les méthodes employées et les objectifs à atteindre.
Du côté algérien, une rébellion irrépressible
Il raconte aussi la crue réalité d’une guerre longue, qui connut des accalmies lors des traités de 1834 et de 1837, mais n’en mobilisa pas moins sur place jusqu’à 110 000 soldats, soit un quart de l’armée française. Elle coûta surtout la vie à un grand nombre d’Algériens. Sur ce point, Alain Ruscio reprend les chiffres du démographe algérien Kamel Kateb, qui parle d’un excédent de 825 000 morts sur la période allant de 1830 à 1872, pour une population estimée à l’arrivée des Français à trois ou quatre millions d’habitants.
En tout, en comptant les pertes et les renouvellements d’effectifs, près d’un million de soldats français et des centaines de milliers de civils passèrent par l’Algérie durant cette période. Les militaires, rappelle Alain Ruscio, restèrent cependant majoritaires jusqu’en 1844. Sur les 100 000 morts de l’armée française, très peu ont perdu la vie au combat. La plupart ont succombé à des maladies, dont certaines, comme le choléra, ont été exportées en Algérie par la France. Ce terme de 1852, qui est celui de la principale résistance algérienne, ne signe pas la fin absolue des combats. Ils se sont poursuivis en Kabylie jusqu’en 1857, avant la révolte de 1871 et son écrasement. « Durant mes cours de géographie, commente Alain Ruscio, on parlait de fontaines vauclusiennes, ces rivières qui s’enterrent et réapparaissent à d’autres endroits, de manière tout à fait naturelle. » Cette image décrit au mieux, pour lui, le cours indomptable de la rébellion des peuples colonisés, lequel peut sembler tari pendant de nombreuses années, avant de resurgir avec une force redoublée. De fait, la « pacification » promue par le colonisateur n’atteignit jamais son but.
La guerre coloniale comme laboratoire de la contre-révolution en France
Cette guerre, surtout dans ces 22 premières années, eut des conséquences profondes et inattendues sur la politique intérieure de la France. Si les ambitions algériennes, comme le montre Alain Ruscio, s’esquissent dès le XVIIe siècle et prennent déjà la forme d’un désir de conquête et de colonisation sous Napoléon Ier – l’idée d’un débarquement et non d’un simple bombardement naval remonte à cette époque –, les chefs militaires qui se succédèrent de 1830 à 1852 étaient issus de plusieurs générations.
Certains, comme le général puis maréchal Bugeaud, avaient déjà expérimenté la contre-guérilla en Vendée, en Haïti ou en Espagne. L’arrivée de la paix, en 1815, avait ramené ceux-ci à une vie à laquelle ils ne s’étaient jamais préparés. D’autres, comme Saint-Arnaud, firent de ce conflit un tremplin vers une ascension sociale fulgurante, alors même qu’ils ne donnèrent jamais la preuve de réels talents militaires ou politiques.
Beaucoup mirent leur savoir-faire au service de la répression sans merci des populations civiles et des insurgés lors des insurrections et révolutions parisiennes ou pour asseoir le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. À ce propos, Alain Ruscio rappelle que « les officiers appelaient bédouins les ouvriers de 1848 ». La réaction en France, comme cela se répétera durant la seconde guerre d’Algérie, renouvelait ses forces et son inspiration dans l’imaginaire guerrier de la colonisation.
Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie, une histoire de conquête et de résistance (1830-1852), Éditions la Découverte (France), éditions Frantz Fanon (Algérie), octobre 2024.