Il y a crise dans la culture quand il y a disjonction entre la réflexion et l’action, nous enseigne Hannah Arendt. C’est radicalement le contraire de ce que l’on peut découvrir dans la trajectoire de Mouloud Mammeri. Dans cet entretien riche et passionnant, Hend Sadi, ami et spécialiste de l’auteur de La Colline oubliée, intellectuel très attentif aux pulsations qui agitent la société algérienne et le monde, nous livre une formidable synthèse de la pensée mammérienne et des moyens qu’il a déployés pour la mettre en mouvement. Un voyage nécessaire et enrichissant dans l’univers Mammeri.
Première question: À l’occasion de la sortie de votre livre Mouloud Mammeri au cœur de la bataille d’Alger, aux éditions Frantz Fanon, vous avez animé plusieurs rencontres en Algérie et en France. Comment évaluez-vous l’accueil qu’il a reçu ?
Le livre a reçu un bon accueil, j’ai rencontré un public curieux et ouvert. La production de Mammeri, riche et toujours ancrée dans les réalités « juteuses et denses » de la société, tout comme l’itinéraire exceptionnel de l’homme, suscitent l’intérêt d’un large public. L’œuvre de Mouloud Mammeri témoigne de l’épopée algérienne du siècle dernier dans ce qu’elle a de plus vrai. À travers ses moments épiques mais aussi à travers la béance identitaire, une question que le mouvement national a mise sous le tapis avec les conséquences désastreuses qui ont en suivi dans l’Algérie indépendante. Mouloud Mammeri est un écrivain, un intellectuel qui a marqué son époque. Par ces temps troubles, il demeure aujourd’hui encore une référence majeure. Le livre que vous évoquez porte sur une période paroxystique de la guerre, celle de la Bataille d’Alger qu’il a vécue dans la gueule du loup. Il a traversé une phase de tension extrême en février 1957 quand il a basculé dans la clandestinité lorsque sa cellule du FLN a été démantelée. Il s’est retrouvé avec les parachutistes à ses trousses, au moment où Ali Boumendjel et Larbi Ben M’hidi venaient d’être arrêtés puis assassinés par ces mêmes parachutistes.
Quels sont les éléments concrets qui motivent l’écriture de ce livre ? Le titre de ce livre suggère que le rôle qu’a joué l’auteur de La Colline oubliée durant la révolution algérienne est toujours en question. La loyauté de Mouloud Mammeri vis-à-vis de la cause indépendantiste algérienne serait-elle toujours en débat ?
Pour ce qui est des motivations à l’origine de ce livre, il se trouve que j’ai eu la chance de tomber sur des lettres inédites, écrites de la main de Mammeri et datant de cette période où il était dans la clandestinité en pleine bataille d’Alger. Ce sont des documents précieux qui témoignent de la terreur qui s’était emparée d’Alger, telle qu’elle était ressentie de l’intérieur par les militants. S’il a pu écrire avec autant d’acuité la pièce de théâtre Le Foehn ou la preuve par neuf, consacrée précisément à la Bataille d’Alger, et plus tard L’Opium et le bâton, qui est le roman de la guerre d’indépendance par excellence, c’est parce qu’il a vécu ces instants comme acteur plongé dans la tourmente des événements.
Quant à sa loyauté, elle n’est pas en débat, elle a été mise en cause unilatéralement sans qu’il puisse se défendre. Ce n’est pas la même chose. Songez que c’est à l’époque du Parti unique (on est en 1980) et dans le quotidien gouvernemental, El Moudjahid en l’occurrence, que Mouloud Mammeri est accusé par un journaliste – et pas des moindres puisqu’il s’agit du rédacteur en chef – d’avoir insulté en 1956 les maquisards de l’ALN dans les colonnes de L’Écho d’Alger. Or, à cette période, Mammeri était traqué par les parachutistes précisément en raison de son appartenance au FLN ! De cet évènement, la presse de l’époque a largement rendu compte, y compris L’Écho d’Alger qui a lui-même écrit ceci le 16 avril 1957 : « Mouloud Mammeri, professeur au lycée de Ben Aknoun, était effectivement recherché par les parachutistes une semaine après son départ. Il aurait partie liée avec les adhérents du FLN. » Voilà celui que, toute honte bue, l’on présente en 1980 comme un collaborateur qui aurait sévi dans les colonnes de … L’Écho d’Alger ! L’engagement de Mammeri ne fait donc pas mystère. Et il se lit également, et de manière éclatante, dans son œuvre romanesque. Le Sommeil du Juste, paru en 1955 en pleine guerre est présenté par la critique comme le « roman de la colère ». Le livre relate le sort d’une famille de militants « nationalistes » (le terme « nationaliste » est dans le roman) détruite, père et fils, par l’appareil répressif colonial. Mais en dépit de ce parcours sans équivoque, il a été traîné dans la boue. Lorsque Mouloud Mammeri réplique à El Moudjahid par une cinglante mise au point, celle-ci ne fut pas publiée. Pas plus que ne le fut le témoignage de l’ancien ministre des affaires étrangères du GPRA M’hamed Yazid qui affirmait avoir reçu un rapport rédigé par Mammeri pour défendre la question algérienne à l’ONU. Alors, où est le débat là-dedans ? Ce qui s’est produit ne relève pas du débat mais d’une campagne calomnieuse à sens unique, orchestrée par des officines manipulant des organes gouvernementaux. Il faut croire qu’il y a des vérités qu’il est officiellement permis de piétiner. Comment cela a-t-il pu se produire ? Pourquoi et qui est derrière ces manœuvres qui utilisent les moyens de l’État ? Là sont les vraies questions, restées sans réponses à ce jour.
Certains détracteurs de Mouloud Mammeri n’arrêtent pas de dire qu’il a servi dans l’armée française. Que leur répondez-vous ?
Ces insinuations n’ont rien de fortuit car elles sont reprises de manière récurrente sur la Toile dans les mêmes termes, avec les mêmes formules 44 ans après la forfaiture d’El Moudjahid de 1980. Ces éléments de langages « Mouloud Mammeri, l’aspirant de l’armée coloniale française, formé à l’Académie des officiers de Cherchell » propagés sur les réseaux sociaux, je les ai retrouvés également non pas dans El Moudjahid de 1980 mais dans un journal en ligne de 2024 qui s’abrite derrière un titre qui s’approprie « Novembre 54 » pour salir la mémoire des meilleurs patriotes, à l’instar de Mouloud Mammeri.
User de ces formules pour parler de Mammeri à propos d’un livre qui lui est consacré pour son rôle durant la guerre de libération, suggère au lecteur que Mammeri aurait servi en tant qu’aspirant de l’armée française contre ses frères durant cette guerre. Or, nous l’avons rappelé plus haut : à cette époque Mouloud Mammeri était recherché par les parachutistes d’Alger comme militant FLN. Alors qu’y a-t-il précisément derrière cette accusation lancée contre Mammeri ? Les faits sur lesquels repose cette manipulation s’appuient sur sa mobilisation durant la deuxième guerre mondiale de 1939-45. Et partant de là, on insinue qu’il aurait trahi. Je ne vais pas faire injure à la rédaction de ce titre qui se nomme pompeusement « Algérie 54 » de penser qu’elle ignore que sur les six chefs de 1954 immortalisés dans la photo historique, les trois qui sont nés avant 1922 (comme Mammeri, né en 1917) ont été tous mobilisés lors de la guerre mondiale de 1939-1945. Il s’agit de Mostefa Ben Boulaïd (1917-1956) (adjudant et décoré de la croix de guerre), de Mohamed Boudiaf (1919-1994) (brigadier-chef), de Krim Belkacem (1922-1970) (caporal-chef). Je ne parle pas du « sergent » Amar Ouamrane (1919-1992) (qui fut condamné à mort en 1945 pour son implication dans l’insurrection avortée du 23 mai 1945), ni de l’adjudant Ahmed Ben Bella (1916-2012), décoré à Monte Cassino et qui deviendra le premier président de la République algérienne. Les cadres militants nationalistes de premier plan qui ont fait la guerre mondiale de 1939-45 sont légion.
Sur le fond, ces journalistes « spéciaux » feignent d’ignorer deux choses. D’une part, la deuxième guerre mondiale fut une phase de maturation dans l’évolution du mouvement national, un moment de ferveur féconde avec la création des Amis du Manifeste qui préfigurait déjà l’union de tous les courants du mouvement national laquelle sera consacrée par le premier congrès du FLN de 1956, dit Congrès de la Soummam. D’autre part, les manifestations de la célébration de la défaite du nazisme en mai 1945 et la répression qui a suivi ont préparé la rupture de novembre 1954. Ce sont là des faits bien connus des historiens et Le Sommeil du Juste décrit parfaitement ce moment de cristallisation des consciences algériennes.
Dans sa « lettre à un ami français », Mouloud Mammeri fait le procès de la colonisation d’une façon cinglante. Toutefois, tout en plaidant franchement pour l’indépendance de l’Algérie, vous rappelez qu’il a gardé une certaine distance critique vis-à-vis des dirigeants de la révolution algérienne en rejetant, entre autres, l’idée de « la guerre totale ». Cette posture n’est-elle pas une prise de risque de sa part ?
Ce texte, « Lettre à un français » et non pas « Lettre à un ami français » comme on le nomme souvent, est une charge terrible contre la colonisation. Mammeri y dénonçait non seulement la violence de celle-ci mais aussi, et de manière radicale, la mission civilisatrice dont elle se drapait pour se justifier. Je voudrais préciser en outre que, contrairement aux tribunes qu’il publiait sous pseudonyme dans « L’Espoir-Algérie », ce texte, lui, est signé de son nom de plume, Mouloud Mammeri, qui l’identifiait parfaitement alors qu’il vivait à Alger à cette époque. Ajoutons pour finir que la lettre est parue en février 1957, en pleine Bataille d’Alger. Et là, vous avez tous les éléments pour mesurer à quel point cet écrit l’exposait.
Concernant le second volet de la question, un rappel s’impose. La question de l’usage de la violence aveugle a été vivement discutée au Congrès de la Soummam, en particulier à propos de deux événements. Celui que l’on a appelé « la nuit rouge de La Soummam » (nuit du 13 au 14 avril 1956) et l’insurrection du 20 août 1955 lancée sans distinction contre la population civile européenne du Nord-constantinois (voir Yves Courrière ou les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal). Mohammedi Saïd, qui ne passe pas pour un tendre, a écrit qu’aucun membre du CCE n’a approuvé le mode opératoire de Zighoud Youcef. Donc, il y a eu un réel débat sur ce point au sein de la direction du FLN. Cette question se reposera de nouveau lors de la Bataille d’Alger où les postures évolueront. Quelle est la position de Mammeri sur ce sujet, lui, qui à l’époque vivait dans la capitale, chargé par le FLN d’une mission auprès des « Libéraux » ? Naturellement, il est en rupture avec la ligne réformiste qui a échoué et lui-même est partisan de la lutte armée. Le débat sur le recours à l’action armée est dépassé, « tranché », écrit-il. Engagé corps et âme dans le combat pour l’indépendance, il recense systématiquement les répressions qu’on lui signale et emploie pour certaines d’entre elles le terme de « génocidaires ». Mais sur cette question de « guerre totale » préconisée par certains militants en raison de la « monstruosité » des procédés qu’oppose l’ennemi, Mammeri s’en démarque car il est contre l’usage de la violence aveugle. Il met en garde contre l’engrenage dans lequel cette option, avec pour seule boussole la « guerre totale », risque d’enfermer le combat au point d’en perdre le contrôle et de s’éloigner d’un principe qu’il rappelle en faisant explicitement référence au congrès de la Soummam : soumettre la décision militaire au politique. À ses yeux, le recours à une violence aveugle présente un double inconvénient : d’abord celui de faire le jeu des « ultras » qui ne demandent que des prétextes pour légitimer une répression aussi impitoyable que massive et, ensuite, le mode « guerre totale » risque d’isoler l’Algérie sur la scène internationale qui serait alors privée du soutien de grandes nations telle que les États-Unis d’Amérique où s’élèvent des voix en faveur de l’indépendance algérienne. Mammeri préconise de travailler plutôt à l’isolement du bloc colonialiste soudé derrière le couple « anglo-français ». Sa réflexion est celle d’un intellectuel engagé qui défend son point de vue par des arguments qu’il estime fondés. Il ne fonctionne pas en « intellectuel organique » ou en opportuniste qui répercute et défend systématiquement la position officielle ou la tendance dominante. Cette honnêteté intellectuelle est pour lui un principe cardinal dont il ne se départira jamais tout au long de sa vie, quel qu’en soit le prix à payer.
Durant la révolution, deux visions s’affrontaient : celle d’une Algérie démocratique, moderne, ouverte sur le monde et ancrée dans sa propre histoire et celle d’une Algérie arabo-islamique tournée vers l’Orient et le passé et excluant de facto la berbérité et la francité. La deuxième vision était largement dominante au sein de l’état-major du FLN et de l’ALN et avait le soutien de plusieurs intellectuels comme Mohammed Harbi, Mostefa Lacheraf, Mohammed Cherif Sahli, Mohammed Khider, Ahmed Taleb Ibrahimi, etc., notamment après l’assassinat de Abane Ramdane et la mise sous scellés des résolutions du congrès de la Soummam. Comment expliquez-vous ce dérapage idéologique de la révolution algérienne dont Mouloud Mammeri a été victime avant et après l’indépendance ?
Votre question appelle de longs développements qui dépassent le cadre de cet entretien. Le problème de la question nationale tient dans le paradoxe suivant : le mouvement national algérien qui a été exemplaire à bien des égards n’a pas su (ou pu) régler la question nationale, celle de l’identité nationale du pays. De fait, en Algérie, le discours dominant du mouvement de décolonisation n’exprimait pas une conscience authentiquement « nationale » ancrée dans le sol algérien que pourtant l’histoire appelait pour accompagner la rupture politique qui s’amorçait. Certes, il y eut bien aux marges le projet émanant de l’aile radicale du PPA intitulé L’Algérie libre vivra et signé Idir El Watani qui proposait une approche du concept de nation guidée par un « esprit lucide, positif et rationnel ». Écrit fouillé et charpenté, ce document n’a pas son équivalent dans la littérature du PPA. Produit dans l’effervescence qui a suivi la seconde guerre mondiale – on y revient –, le texte s’appuie sur les principes affirmés dans la « Charte de l’Atlantique et celle des Nations Unies adoptée en 1945 par 51 nations dont la France », y lit-on. Est cité l’alinéa 2 de l’article 1er de la Charte des Nations unies dans lequel il est écrit : « Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde ». Il en découle donc, proclame le manifeste, que « la Nation algérienne a le droit de s’ériger en État souverain, indépendant de la France ».
Au-delà de cet aspect juridique, le texte s’intéresse au concept moderne de nation, à son aspect anthropologique et s’emploie à démontrer, au terme d’un survol de l’histoire nationale et internationale, que l’Algérie cochait toutes les cases requises pour accéder au statut de nation, à savoir : « 1° le territoire ; 2° l’économie ; 3° le caractère national qui se traduit dans le mode de vie, la mentalité et la culture ; 4° le culte d’un même passé et le souci d’un même avenir. »
Il y est ajouté que les communautés de race (concept qui est au demeurant contesté dans le manifeste), religieuse ou linguistique ne sont pas indispensables pour la constitution d’une nation, que « l’Algérien, arabophone ou berbérophone, parle aujourd’hui sa langue maternelle avec fierté et éprouve moins le désir de s’exprimer autrement, en français par exemple » et que la communauté européenne a vocation à s’intégrer dans la communauté nationale.
Mais ce n’est pas cette orientation qui fut retenue par la direction du PPA, elle, qui, à travers son premier responsable Messali, était à l’écoute d’autres sirènes : les maîtres à penser de Messali furent Chekib Arslan dont il fit très tôt connaissance – ils se retrouveront au Congrès de Jérusalem de 1931 – et, plus tard, Azzam Pacha, secrétaire général de la Ligue arabe. Redoutable idéologue panarabiste, Chekib Arslan est un prince druze libano-syrien installé à Genève (siège de la Société des nations auprès de laquelle il se présentait comme délégué des Palestiniens). C’est lui qui infléchit la démarche de Messali qui le fréquente assidûment à Genève. Il le détache du communisme et l’arrime à l’arabisme en lui faisant « découvrir la Nation arabe » . Arslan qui publie en français durant près de dix ans La Nation arabe (1930-1938) réussit un coup d’éclat en 1930, lorsque qu’il fit plier le roi du Maroc en le contraignant à abroger au profit de la charia arabo-islamique le « Dahir berbère » , décret officialisant le droit coutumier amazigh traditionnellement appliqué. Un coup de maître. Il influença le nationalisme émergeant nord-africain et nombre de ses disciples dans Tamazγa s’employèrent à faire du bannissement du berbère leur marque de fabrique. Berbérité dont la Nation arabe dirigée par Arslan admettait pourtant qu’elle représentait 75% de la population marocaine.
Cette mise sous tutelle des dirigeants nord-africains plonge ses racines dans notre histoire. Si l’on excepte quelques auteurs dont Ibn Khaldoun, qui a consacré une Histoire des Berbères à cette partie du monde, ou Salluste avec La guerre de Jugurtha, l’histoire de Tamazγa ne s’écrivait que suivant un calendrier historique qui se déclinait au rythme des périodes d’occupation : c’était l’Afrique du Nord sous occupation carthaginoise, puis romaine, puis byzantine, puis arabe, puis turque et enfin française. Cet état de domination multiforme et millénaire dans lequel se trouvait l’ensemble de Tamazγa ne pouvait permettre l’émergence d’une conscience identitaire désaliénée.
On a évoqué plus haut comment la direction du PPA (Parti du Peuple Algérien) combla à la hâte et par du bricolage le vide idéologique autour de la question identitaire en se soumettant à l’arabo-islamisme qui venait d’être relancé depuis le Proche-Orient. Arabo-islamisme qui, en Tamazγa, chevauchait le mouvement de décolonisation pour asseoir son hégémonie. Il était très difficile de résister à ce souffle puissant. Dans la situation compliquée qui était la leur, les intellectuels que vous avez cités ne se sont pas posé la question de fond quant à l’identité culturelle de l’Afrique du Nord, ils ne se sont pas comportés en pionniers, en fondateurs d’une pensée nouvelle qui chercheraient à se frayer un chemin original libérateur. Ils ont choisi de se mettre au service de l’arabo-islamisme qui avait l’avantage d’être « prêt à porter », ils se sont contentés de le relayer et de l’adapter au contexte local.
Avec une inféodation aussi prononcée de la direction du PPA à l’arabo-islamisme, le manifeste d’Idir El Watani accumulait les tares aux yeux de celle-ci : il ancrait les racines algériennes dans la profondeur historique de l’amazighité, considérée comme le socle commun à toute l’Afrique du Nord, et mettait sur un pied d’égalité les deux langues maternelles algériennes amazighe et arabe qu’il tenait pour complémentaires. Songer en outre à intégrer la communauté européenne dans la nation algérienne « en construction » et affirmer que le facteur religieux était secondaire dans ladite construction de la nation tournait à l’hérésie pour la direction. C’en était trop, bien plus que le sectarisme arabo-islamique ne pouvait supporter. D’emblée, les attaques de toute nature fusèrent : politiques et physiques contre ces « Berbéro-matérialistes, séparatistes, sionistes, etc. ». Il était impératif de détruire jusqu’au dernier exemplaire la brochure qui venait de sortir de chez l’imprimeur (celle-ci disparut effectivement et ne sera miraculeusement retrouvée qu’après 1980). À la recherche de l’écrit sacrilège, les hommes de main de la direction du PPA éventrent le matelas de Si Djilani, fondateur de l’Étoile Nord-Africaine, installé comme tailleur dans une modeste pièce dans la rue de la Lyre à Alger. Si Djilani, lui, qui a participé au congrès anti-impérialiste de Moscou de 1921 (Messali était encore à Tlemcen), lui qui donna toute sa vie pour que naisse l’Algérie n’a eu droit à aucun égard, aucun respect de la part des sbires du Parti très remontés pour accomplir leurs basses œuvres . On s’attaqua aussi à Mabrouk Belhocine, un des auteurs du manifeste L’Algérie libre vivra, à qui les mêmes nervis du parti cassèrent les dents. D’autres membres du groupe furent passés à tabac rue des Tanneurs. Selon plusieurs sources, les dénonciations mystérieuses à la police qui aboutirent à l’arrestation d’Ould Hamouda, de Bennaï, et de Omar Oussedik sont mises à l’actif de cette campagne anti-amazighe. Il fallait tuer dans l’œuf par tous les moyens cette voie autochtone. Le triomphe de l’arabo-islamisme en Tamazgha était à ce prix. Cet épisode restera dans l’histoire comme l’un des éléments constitutifs de la crise de 1949.
Ces militants « berbéristes », pionniers de la lutte clandestine, seront persécutés plus tard jusque dans les maquis. Dans FLN mirage ou réalité, Mohammed Harbi écrit que « la crise de 1949 annihile les espoirs de voir le nationalisme radical se développer indépendamment de la foi religieuse […] La saisie rationaliste et laïque du problème politique s’efface dorénavant au profit de l’approche mystique. » Peut-être convient-il de nuancer le caractère définitif de ce propos. Car il y aura bien une seconde occasion avec le Congrès de la Soummam. Certes, la dimension amazighe de la problématique est mise en sourdine à la Soummam, pour autant, le projet politique adopté reste celui d’une Algérie moderne et progressiste. Mais surtout, cette fois-là le projet n’émane pas de radicaux marginalisés mais de la direction elle-même. Mieux encore, il ne s’agit pas de propositions de projet mais de résolutions adoptées dans un cadre solennel : celui du premier congrès du FLN (le seul congrès à s’être tenu sur le territoire de l’Algérie combattante). Ce n’est donc pas rien. On peut aussi y voir la preuve que le manifeste de 1949 ne tombait pas du ciel.

La Plate-forme de la Soummam reprend en effet nombre d’idées du manifeste en libérant l’Algérie de la gangue arabo-islamique pour inscrire son avenir dans l’espace nord-africain et dans la modernité. Il y est aussi fermement affirmé que la guerre de libération n’est pas une guerre de religions mais une lutte sans merci contre un ordre colonial inique. Là aussi, un appel solennel est lancé aux communautés chrétiennes et juives pour qu’elles rejoignent la Révolution qui leur garantit leur « part de bonheur » dans la patrie libérée. Enfin, la Révolution algérienne récuse toute inféodation à l’étranger, fût-elle au Caire. Mais, hélas ! cette parenthèse se referme vite.
Il n’est pas anodin que ce soit précisément au Caire que les résolutions de la Soummam furent revues et contestées lorsque la direction du FLN s’y réfugia durant la Bataille d’Alger. Il est également significatif que ce soit par Ben Bella – qualifié par Larbi Ben Mhidi au congrès de la Soummam d’agent de Nasser – que les premiers coups lui furent portés. Le livre consacré à la Révolution algérienne par le chef des services égyptiens, Fethi Dib, invite à une relecture de tout ce qui a été diffusé avant sa parution sur ce qui s’est passé au Caire. Écrit sur commande insistante de Nasser, cet ouvrage fourmille d’informations inédites et de première main sur les relations entre l’Égypte et le FLN, en particulier la remise en cause des principes de la Soummam et la crise déclenchée par l’homme-lige de Nasser, Ben Bella, au congrès de Tripoli. C’est dans le désordre qui a suivi cette crise que Ben Bella s’est hissé aux commandes et ouvert du même coup la voie au sectarisme arabo-islamique débridé de l’après l’indépendance. Dans la victoire de Ben Bella, le poids de l’Égypte fut déterminant. On ne peut donc raisonnablement parler, comme le font certains historiens, d’« arbitrage égyptien » dans les affrontements de l’été 1962. Fethi Dib, lui-même, révèle dans le détail la quantité d’armes lourdes fournie à Ben Bella. Ce matériel militaire a été négocié à la veille du Congrès de Tripoli (début avril) au cours de deux tête-à-tête entre Ben Bella et Nasser. C’est avec l’appui de l’armée des frontières ainsi équipée que Ben Bella s’empare d’Alger. Dans cet assaut, les troupes parties du Maroc laissent sur leur route 1009 cadavres de maquisards pour la seule wilaya IV.
Sur ce que vous appelez le « dérapage idéologique de la révolution algérienne », je viens de donner là des éléments de réponse à la question du « pourquoi » il a eu lieu. À la fin du livre, j’ai essayé de répondre à la question du « comment » : comment ce dérapage s’est produit, comment il s’est exprimé avant et après l’indépendance et enfin comment Mouloud Mammeri qui l’a vécu a cherché à y remédier.
La presse publique de l’Algérie indépendante n’a raté aucune occasion de tirer à boulets rouges sur Mouloud Mammeri en essayant notamment de semer le doute sur son attitude vis-à-vis de l’indépendance du pays entre 1954 et 1962. Selon vous, son engagement patriotique étant connu de tous les dirigeants algériens, Mouloud Mammeri a été attaqué non pas pour ce qu’il aurait prétendument fait d’hostile à l’Algérie, ce qui est complètement infondé, mais pour ce qu’il est et pour ce qu’il représente : un Berbère algérien qui se bat pacifiquement pour la reconnaissance de son identité et pour la pluralité. Maintenant que la berbérité de l’Algérie est reconnue officiellement et est célébrée plusieurs fois par an par l’ensemble des institutions algériennes, peut-on dire que le péril anti-berbère est derrière nous ?
Le péril anti-berbère serait-il derrière nous ? La réponse est, hélas ! non. Plus que jamais, il est devant nous et, paradoxalement, jamais le risque de disparition de la langue amazighe n’a été aussi élevé que dans Tamazγa pourtant libérée des tutelles coloniales européennes. Pour ma part et dès l’annonce de la mesure, je n’ai pas cru aux retombées mirifiques de la reconnaissance institutionnelle de l’amazighité. Il est apparu dès l’annonce qu’il s’agissait d’une mesure purement formelle, vide de contenu concret.
L’article 4 de la Constitution de 2016 qui dispose que « tamazight est également langue nationale et officielle » prévoyait :
- La création d’une « Académie algérienne de la Langue Amazighe » rattachée à la Présidence.
- Une loi organique pour fixer les modalités d’application de cet article.
L’Académie fut créée en 2018 et ses membres nommés par décret présidentiel le 8 janvier 2019. Mais à ce jour, cette Institution n’a pas tenu… sa première réunion. Quant à la loi organique, elle n’a pas connu meilleur sort puisqu’aucun projet dans ce sens n’a été proposé et encore moins adopté. Pire, aucun responsable politique ne s’est alarmé de cette situation et personne ne se précipite pour remédier à cette défaillance. Pourquoi ? Parce que l’objectif assigné à ce statut de « Tamazight langue nationale et officielle » était celui d’un soporifique : « Eṭṭes, eṭṭes mazal lḥal / Mačči d kečč i d iṣṣaḥ wawal ».
L’énormité de cette aberration éclate si l’on jauge le traitement réservé au tamazight à l’aune de celui dont a bénéficié l’arabe qui, lui, a été porté par une forte volonté politique. Dans le cas de l’arabisation , tous les moyens de l’État ont été mobilisés dès le lendemain de l’Indépendance. Nul besoin d’Académie, ni de loi organique. La Constitution de 1963 imposait une dérogation pour l’usage, à titre transitoire, du français (l’amazigh, lui, n’est même pas cité dans le texte de la Constitution) et l’arabisation fut menée au pas de charge. La comparaison de l’évolution des situations de l’arabe et de l’amazigh entre 1962 et 2025, des places respectives que chacune occupe dans l’espace public, dans les institutions révèle le déséquilibre abyssal qui s’est creusé entre les deux dates. Une avancée prodigieuse est engrangée par l’une quand l’autre n’a quasiment connu que répression et régression. Aujourd’hui, la répression active n’est plus nécessaire comme elle le fut avant l’arabisation de l’espace public et surtout des institutions. Désormais, le fonctionnement ordinaire du pays assure mécaniquement le maintien – voire le développement – de l’hégémonie arabiste. Ce dispositif délétère, Mbarek Redjala l’avait qualifié de « machine à broyer l’amazigh ». Face à la politique d’arabisation totale et obligatoire, le maigre volet réservé à l’enseignement de l’amazigh déjà marginalisé et fragile connaîtra une mutilation : sa mise en option. Mieux que de longs discours, la litote de Sid Ahmed Ghozali informe de cette nouvelle trouvaille : « Ils ont mis en libre-service la langue amazighe ».
Pourtant, l’intérêt et la cohésion mêmes de la nation en appellent à l’équité. Ils commandent de doter nos deux langues algériennes de statuts identiques et concrètement pourvus des mêmes moyens. Beaucoup d’études linguistiques, de projets politiques, de propositions diverses, formulés dans ce sens sont restés lettres mortes. L’épisode vécu récemment avec la statue d’Aksel à Khenchela illustre à quel point notre identité nationale était fondée sur le déni et la politique culturelle gouvernée par l’aliénation. Des courants qui gangrènent l’appareil d’État continuent de s’acharner dans leur travail d’éradication de l’amazighité. Pour autant, il n’y a pas de solutions en dehors de l’équité. Sauf à assumer au grand jour l’existence de deux collèges dans l’Algérie de 2025.
Pour amer qu’il soit, le constat qui précède ne doit pas pousser à la démission. Tout au contraire, il vise à faire prendre conscience que le combat est encore long et qu’il faut en conséquence s’armer de courage et s’inscrire dans une stratégie de long terme, ce qui ne veut pas dire qu’il faille rester inerte dans l’immédiat. Il est cependant impératif de se garder de répondre à la gravité du moment par la surenchère, la fuite en avant. Car cette posture peut être utilisée pour légitimer la répression et l’on devient alors le bâton qui sert à battre son propre camp.
À ce stade, l’itinéraire de Mouloud Mammeri devrait nous inspirer. Lui, qui, en toute circonstance, a pensé et choisi sa stratégie en toute autonomie sans jamais se laisser manœuvrer ou acculer dans des impasses vers lesquelles l’injustice affichée par la partie adverse aurait pu l’y pousser. Avec des moyens dérisoires et en marge des institutions, Mouloud Mammeri a su construire une pensée et produire des instruments qui se sont révélés opérationnels dans des situations inédites qui paraissaient bloquées. Dans un environnement institutionnel hostile, il s’est battu tout au long de sa vie sans jamais abdiquer, y compris lorsqu’il s’est trouvé dans la plus grande des solitudes. Je voudrais terminer cet entretien en le citant par le biais de deux extraits. Le premier est tiré de La mort absurde des Aztèques et le second de Poèmes kabyles anciens.
Dans le premier extrait, il met en garde contre la tentation du repli sur soi : « Quand l’autre nié se crispe sur tout ce qu’il croit être lui, quand il se fige dans l’opposition stérile, quand il assume indistinctement le meilleur ou le pire ou le plus étrange d’une nature qu’il s’invente à rebours […] Toutes ses énergies, il les consume à demeurer. Il perd le désir et bientôt le pouvoir d’inventer. Exilé du présent, débouté de l’avenir, il recrée et mythifie un passé-ghetto qui, sous couleur de l’identifier, l’engêole. »
Dans le second extrait paru trente-six ans avant la Constitution de 2016, c’est contre les politiques de promotion culturelles fictives qu’il s’élève, celles mises en oeuvre par l’octroi de statuts factices. Partant de sa conviction qu’une « culture vraie » est un instrument de libération, il en appelle à une réelle émancipation contre l’aliénation qui gangrène les élites du pays en donnant de vrais « moyens » à la culture amazighe : « Pour que la culture berbère soit un instrument d’émancipation et de réelle désaliénation, il est nécessaire de lui donner tous les moyens d’un plein développement. Elle ne peut être une culture de réserve indienne ou une activité marginale, plus tolérée qu’admise. Aucun domaine ne doit être en dehors de sa prise ou de sa visée. Rien de ce qui est humain ne doit lui être étranger. »
Nous, les artisans de la révolution permanente, nous sommes et nous resterons bien seuls et à perpétuité; car plus nous sommes seuls et plus nous sommes forts. « La créativité naît de l’utérus de la souffrance » dit le sculpteur de la Syrie Nizar Ali Badr.
Merci pour ces mots qui redonnent de la vigueur.