Le fondateur du RCD, Saïd Sadi, sort cette semaine (jeudi 20 août) le premier tome de ses Mémoires intitulé La guerre comme berceau (1947-1967) (éd. Frantz Fanon). Un constat s’impose à la lecture de cette formidable autobiographie : la force de l’enfance dans la constitution de l’homme. Le proverbe placé en exergue le dit clairement : «D temzi i ixedmen i temyer.» (L’enfance est l’investissement de l’adulte). Racontant par le menu les premières années de sa vie, le livre, que le journaliste d’El Watan a lu en exclusivité, donne à voir une époque charnière du pays : celle de la Guerre de Libération et des débuts de la période post-indépendance. L’auteur prolifique qu’il est ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : le deuxième tome qui couvre la période 1967 à 1987 sortira à la fin de l’année en cours ; le troisième, partant de 1987 jusqu’à aujourd’hui, sortira au printemps 2021, nous précise-t-il.
-Vous publiez cette semaine le premier tome de vos Mémoires intitulé : «La guerre comme berceau» (Ed. Frantz Fanon). Vous y racontez avec force détails les premières années de votre vie d’enfant et de lycéen. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à rédiger vos mémoires ?
Plusieurs raisons m’ont amené à produire ce témoignage. Il y a d’abord le fait que dans l’histoire sociale et politique de l’Algérie indépendante, l’enfance et son vécu sont un angle mort. Il n’y a pas d’enfants dans la photo de famille algérienne. Pourtant, bien des choses sont déterminées par la façon dont on a traversé les premières années de sa vie. Il était donc essentiel de dire d’où est venue la génération d’Avril 80 à laquelle j’appartiens et de relater les événements qui l’ont pétrie. L’autre raison importante qui m’a persuadé d’écrire ces mémoires, c’est la nécessité d’éviter que nos luttes ne connaissent les mutilations et falsifications qui ont marqué les combats de ceux qui nous ont précédés. Vous savez, en y regardant de près, il y a une constante dans l’histoire des peuples. A chaque fois qu’un despotisme a aliéné une nation, il y a, en amont, une Histoire meurtrie. Quand on attente impunément à la vérité des faits ou à la mémoire des hommes, le retour de manivelle est toujours sévère.
Lorsque le verrou moral qui sanctuarise le sacrifice fondateur d’une collectivité a sauté, c’est que des dirigeants peuvent s’exonérer de toute retenue, de tout devoir de respect et de fidélité envers leur communauté. A partir de là, tout est possible. Les abus d’autorité, les fraudes électorales ou le détournement du bien public sont des conséquences mécaniques du viol factuel ou symbolique de l’Histoire. La mémoire est le miroir du destin. Il n’y a pas d’avenir accompli sans Histoire assumée.
Vous avez dénoncé en introduction le «mutisme» des acteurs de la guerre qui «ont permis à l’imposture de prétendre à la légitimité». Vous notez : «Les irrésolutions, les calculs ou les erreurs d’appréciation de ces militants ont naturellement facilité l’émergence du prurit populiste dans les centres de décision névralgiques du mouvement national, puis de la Guerre de Libération et, plus tard, de l’Algérie indépendante.»
-Pourquoi, selon vous, des acteurs de cette période ont refusé dans leur écrasante majorité de «transmettre» leur témoignage, provoquant ce que vous appelez un «traumatisme» parmi les membres de votre génération ?
Il y a des explications immédiates et d’autres, plus lointaines, à cette défaillance. Il appartient aux historiens de travailler sur ces démissions. Dans ce récit, j’ai voulu simplement dire comment nous les avons subies. Plus que toute autre génération, la nôtre a été traumatisée par la censure ou l’autocensure des responsables du Mouvement national. Objectivement, nous ne pouvions pas rester indifférents aux circonstances exceptionnelles que nous vivions : guerre qui avait marqué notre enfance, indépendance confisquée, désenchantement d’autant plus pénible à endurer qu’il nous tombait dessus à une période de la vie, l’adolescence, où l’on est plutôt enclin à idéaliser les combats… Nous étions aspirés par des enjeux qui nous dépassaient mais que nous voulions questionner. Nous voyions bien que la félicité qui nous était promise par les adultes pendant le conflit n’allait pas arriver.
Et plus nous essayions de savoir, moins nous comprenions. Quand nous interrogions ces aînés, nous découvrions qu’ils se sont tus par peur pour beaucoup, lassitude pour certains ou cupidité pour d’autres. Mais j’ai constaté qu’une partie non négligeable de témoins qui peut d’ailleurs se recruter dans les catégories citées ci-dessus a gardé le silence par dépit et appréhension de la vérité. Des responsables redoutaient de dégrader l’image de leur guerre.
Ils souhaitaient nous léguer une aventure linéaire, belle et généreuse. C’est ce que j’ai retenu des longues discussions que j’ai eues avec des hommes aussi remarquables que Omar Oussedik, Omar Boudaoud, Othmane Belouizad, Allal Thaalibi, ou M’hamed Yazid. Ils voulaient en quelque sorte protéger les jeunes des turpitudes de leurs collègues les moins scrupuleux en taisant les zones d’ombre de l’insurrection armée. Mais leur prévenance a abouti au contraire de ce qu’ils recherchaient. En cachant la vérité, ils ont implicitement donné prise à la désinformation puisque derrière leur silence se sont imposés les mensonges, les démagogies et les surenchères des imposteurs. Il nous a fallu un temps long, très long, pour déconstruire les propagandes et approcher la réalité des faits. D’où notre serment à ne jamais taire une vérité aux générations suivantes, qu’elle qu’en soit le prix. Y sommes-nous parvenus ? Peut-être pas autant que ce qu’exigeait de nous le douloureux constat de la trahison mémorielle que nous avons dénoncée.
Plus fondamentalement, nous avons observé que les appétits opportunistes prenaient souvent le pas sur les grandes perspectives. Pour le despote, l’Histoire se confond avec sa durée de vie politique. D’où l’absence de considération envers les aînés, c’est-à-dire le passé, et de responsabilité à l’endroit des générations futures. Le premier charlatan venu dicte ses lubies au pays. Cela donne des sociétés sans mémoire et donc sans repères ; fragiles, violentes et instables. Cette amnésie organisée a considérablement gêné la construction nationale. C’est très concret comme dommage.
-Vos parents ont occupé une place importante dans votre vie. Vous en dressez des portraits très attendrissants. Malgré les privations, ils ont tenu à ce que vous poursuiviez une scolarité normale. Fait rare d’ailleurs pour l’époque : votre sœur Hasni, la dernière enfant de la famille, qui naquit le 5 janvier 1954, fut même scolarisée…
Dans toute vie il y a une part d’injustice. Pourquoi tel enfant naît dans une famille équilibrée et pas tel autre ? Cela dit, les contraintes de départ ne sont heureusement pas des handicaps définitifs. Mes parents, pourtant tous deux orphelins très jeunes, représentent un bel échantillon de ces couples qui ont tenu à avoir une emprise sur leur destinée malgré la précarité sociale, l’environnement conservateur et le plafond de verre qui dissuadait l’indigène de seulement penser à s’émanciper du statut de sous-citoyen, condition que les autorités coloniales comme les traditionalistes posaient comme des actes décidés par les divinités. Ces deux personnes qui sont parties de rien, armées de leur seul courage, ont assuré l’émancipation de leurs enfants dont la réussite a ouvert la voie de la liberté par le savoir à d’autres élèves. Quand je dis courage, il y a évidemment l’effort physique fait d’abnégation et de sens du sacrifice. Mon père cantonnier n’a jamais connu un jour de repos de sa vie. Quand il n’était pas à son travail, il entretenait ses parcelles, réparait sa maison, captait une source ou fabriquait un outil. Mais c’est le courage moral de mes parents qui m’a le plus marqué. Dire à des cousins auxquels vous lie l’honneur de la tribu que sa fille va faire des études secondaires alors que la chose était entendue au mieux comme une prétention de farfelu, au pire comme un reniement de codes sociaux et culturels immuables n’était pas chose facile.
Cette volonté à regarder devant, la capacité à parler d’abord à sa conscience malgré des interférences parasitaires qui avaient force de loi et le devoir de dire ses vérités à son entourage nous ont marqués. J’espère que les nouvelles générations trouveront matière à réfléchir dans la description de ces femmes et hommes peu ou pas instruits qui ont pu briser des tabous et avancer en tirant vers le haut leurs proches par leur audace. C’est dans le quotidien de ma famille que j’ai appris que le libre arbitre peut se construire, y compris dans des conditions peu propices à l’autonomie personnelle. C’est aussi dans ces gestes et décisions simples et concrets que j’ai compris que l’esprit de meute, qui fait aujourd’hui encore tant de dégâts dans des catégories sociales bien plus nanties que mes parents n’était pas une fatalité. Une des personnes qui a lu cet ouvrage m’a dit qu’elle avait découvert l’histoire d’un enfant qui naît et grandit librement, d’une famille qui se construit dignement, d’une région qui s’affirme courageusement et d’une nation qui s’éveille à son destin. Si cette perception, sans doute bienveillante, devait être partagée ou au moins entendue par d’autres lecteurs, l’exercice n’aura pas été vain.
-La fratrie compte beaucoup pour vous. Votre grande sœur, Nana Fah, «personnage central» à qui vous dédiez vos Mémoire, saura créer, vous le notez, une «émulation qui sera à l’origine de votre réussite scolaire»…
Nous étions quatre garçons et trois filles. Cela avait des avantages et des inconvénients. Nous étions très pauvres. Je garde toujours le souvenir du jour où ma mère nous avait placés nus, mon frère Ramdane et moi, dans un recoin ensoleillé le temps que sèchent nos gandouras, seuls linges dont nous disposions. Mais la stabilité et l’harmonie de notre famille parvenait à absorber les privations et les frustrations qu’elles généraient. Et puis, quand l’environnement est sain, le nombre peut créer l’émulation dans l’effort et la responsabilité. Oui, cette sœur aînée, Nana Fah, qui n’a jamais été scolarisée est à l’origine de notre progression scolaire. Elle avait une autorité et une aura qui en faisaient un être auquel nul frère ou sœur ne voulait déplaire. Sans rien comprendre à nos études, elle veillait tard avec nous en organisant le suivi des plus petits par les plus âgés. Après l’indépendance, elle s’installera avec sa famille à Alger. J’ai pu retrouver le cahier de ses cours du soir. Le lecteur sera surpris de voir ses progrès en trois mois. Décédée très jeune, sa disparition fut un séisme affectif et social dans notre maison. J’ai essayé de rapporter comment elle a continué à être présente parmi nous après sa mort. Notre réussite scolaire était aussi une forme de reconnaissance posthume due à celle à qui nous devons tout. Dans certaines de mes contributions écrites pendant cette pandémie, j’ai invité nos concitoyens à saisir l’opportunité du confinement pour mieux se connaître et surtout s’informer et, dans la mesure du possible, se former. La façon qu’avait Nana Fah de toujours valoriser des segments de vie que d’autres considèrent comme du temps mort a inspiré ma réflexion. Comme quoi, l’enfant sommeille toujours chez l’adulte.
-Il y aura l’«autre personnage» de vos univers d’enfant : l’école, celle d’Aghribs, fondée en 1892. Comment expliquez-vous ce «désir d’école» chez les familles et les enfants de votre génération ?
J’entendrai toute ma vie mon père nous dire : je n’ai ni grandes terres à vous transmettre ni commerces à vous laisser en héritage. Je peux seulement vous promettre une chose : vous irez dans vos études aussi loin que vous le permettront vos capacités. Et il a tenu parole. Il convient néanmoins de relever que la disponibilité de mes parents n’est qu’une expression singulière d’un état d’esprit assez répandu en Kabylie. Les familles qui n’avaient ni propriétés foncières ni grands cheptels investissaient l’école pour assurer la sécurité alimentaire de leur descendance. On peut ajouter à ce «désir d’école» le fait que, attiré tôt par l’émigration, le Kabyle devait savoir écrire pour mieux se débrouiller loin de ses racines. Mais c’est vrai que cette école ouverte en 1892 a marqué tout au long du XXe siècle les vies individuelles et collectives de notre village et ceux alentour. Pour nous, c’était le sanctuaire du savoir. On découvrira que des personnages qui y ont étudié ont, à l’instar du musicien Mohamed Iguerbouchene, eu des parcours passionnants et, pour certains, très originaux.
-La guerre «marqua de ses frayeurs» votre génération. Elle était, comme vous l’écrivez, votre «berceau». «Dès notre prime jeunesse, la guerre nous obligea, vous le soulignez, à faire des choix d’adultes. Et des guerres, il y en eut». La résilience était là malgré tout. Comment résiste-on à tant de souffrance ?
Quand je suis né en 1947, la Seconde guerre mondiale venait à peine de se terminer. Nous en avions subi les contrecoups économiques et sociaux, mais aussi psychologiques. Mon enfance a été rythmée par les noms de disparus dans le conflit ou la vue d’éclopés qui en étaient revenus. Quelques années plus tard, nous avons été happés par la guerre de Libération qui a façonné nos esprits et largement influencé nos comportements et nos jeux. A l’indépendance, nos rêves furent anéantis par les affrontements sanglants qui avaient opposé l’armée des frontières aux maquisards de l’intérieur. Je raconte comment un cousin engagé dans la bataille de Sour El Ghozlane contre les unités de Boumediène qui arrivaient de Tunisie nous décrivait dans l’agora de notre quartier le carnage subi par son bataillon. Une année après, ce fut l’insurrection du FFS avec les répressions de l’ANP dont je rapporte quelques expéditions punitives qui n’avaient rien à envier à certaines opérations de l’armée française. Oui, les guerres furent notre berceau avec la peur, la faim et la colère. Mais ces épreuves nous aidaient à inventer nos vies dans des situations dangereuses qui pouvaient, en plus, être paradoxales. Vivre dans la terreur et trouver le temps de jouer en mimant la guerre incite à l’inventivité et pousse à la construction de solutions a priori improbables. Il fallait, dans le même allant, être studieux et défier l’instituteur qui dispensait les programmes.
Nous devions admirer les maquisards et nous débrouiller pour digérer et maquiller les erreurs et abus du FLN. Ces secousses étaient évidemment perturbantes, mais aussi formatrices. Célébrer l’héroïsme et découvrir la lâcheté dans l’enfance prépare à mieux amortir les chocs des infidélités de la vie adulte. Quand on apprend tôt que les choses ne sont pas toujours binaires, lorsqu’il faut nuancer ses jugements sur les propos et attitudes d’autrui, on relativise les situations et les réponses qu’elles appellent à un âge où, habituellement, on voit tout sous le prisme des certitudes et des évidences caricaturales. Ces turbulences m’ont souvent amené à me demander si la privation de l’innocence enfantine imprime ses traces sur les caractères. Probablement. C’est là que la famille joue un rôle déterminant.
-«Nous n’avons pas savouré longtemps le bonheur de la libération.» Cette phrase résume le désarroi d’une génération consternée par les luttes fratricides des premiers mois de l’indépendance. L’armée de l’extérieur écrase les maquisards de l’intérieur restés fidèles au GPRA et assoie son pouvoir. Pourquoi ces forces ont-elles pris le dessus sur les autres ?
Aujourd’hui les événements de cette période sont à peu près cernés. L’assassinat d’Abane en décembre 1957 annonçait une crise morale et politique dont nous ne sommes toujours pas sortis. Le couple Boussouf-Boumediène qui se fissurera en 1962 entretenait une armée bien entraînée et suréquipée. En écoutant le colonel Khatib qui a dirigé les combats de la wilaya IV face aux troupes venant du Maroc, j’ai vite compris qu’il n’y avait aucune chance que des maquisards épuisés par sept ans de guerre fassent le poids devant une armée préparée à la prise du pouvoir depuis plusieurs années. Ben Khedda, président du GPRA, assure qu’en 1962 la Jordanie lui avait proposé des armes et qu’il avait refusé l’offre. En face, ce que l’on appellera le clan d’Oujda n’a pas eu les mêmes scrupules envers les propositions d’aides venant de l’étranger. Les interventions de l’Egypte et de la France qui, pour des raisons différentes, avaient intérêt à ne pas voir l’Algérie dirigée par des acteurs politiquement avisés ont aussi pesé sur la défaite du GPRA, c’est-à-dire l’Algérie légale.
-Des moments de grâce étaient là. Vous parlez d’une expérience heureuse, celle des étudiants et des élèves du second cycle qui investirent les écoles durant tout l’été…
Oui, dans le désenchantement général, il y eut, comme vous le dites, des moments de grâce. Comme ces élèves du second cycle ou les rares étudiants qui ont encadré les anciens écoliers des cours moyen 2e année et ceux des cours fin d’études pendant l’été 1962 pour pallier le déficit d’instituteurs à la première rentrée de l’Algérie indépendante. Ce fut un épisode au cours duquel la générosité, la solidarité et l’esprit d’initiative soulevèrent des montagnes. J’ai voulu témoigner de ce moment de ferveur citoyenne pour saluer un patriotisme civique auquel les universitaires, les cinéastes ou les journalistes n’ont malheureusement pas accordé l’importance qu’il méritait. De ces moments de grand dévouement, on peut aussi retenir la disponibilité des Algériens quand il leur a été demandé de participer au fonds de solidarité nationale. Malgré la folie de dirigeants qui n’hésitaient pas à faire couler le sang des Algériens, les femmes se sont délestées de leurs bijoux pour participer au financement des urgences nationales. Ces actes d’héroïsme quotidien ont été dilapidés, mais le fait qu’ils aient existé doit être médité. On comprend mieux pourquoi un peuple prêt à tant de sacrifices a définitivement perdu confiance dans ses institutions et ses dirigeants.
-Le coup d’État de juin 1965, fomenté par Houari Boumediène, survint «au moment où l’insurrection du FFS disparaissait peu à peu dans une forme de grisaille générale». Là également, toute résistance est écrasée. «Le souvenir du coup de force opéré contre le GPRA par le duo Ben Bella-Boumediène était trop frais pour donner quelque chance de propagation populaire à la protestation lancée à Annaba». Pourquoi cette résignation générale ?
Il ne faut pas oublier que Ben Bella avait été intronisé par Boumediène qui a lancé ses chars contre le GPRA. Par ailleurs, en moins de trois ans, le même Ben Bella, usant et abusant de son pouvoir, avait excédé une grande partie de la classe politique. Ce qui fait que Boumediène avait beau être perçu comme un comploteur sournois et autoritaire, peu de gens étaient prêts à voler au secours d’un Ben Bella fantasque et qui plus est se révéla affidé de Nasser. Et puis, la sécurité militaire avait déjà déployé ses réseaux tentaculaires avec des dépassements qui ne sont pas encore tous identifiés. Boudiaf lui-même avait été enlevé au pont d’Hydra et expédié au Sud pendant plusieurs semaines. La détestation de Ben Bella était plus forte que les défiances que pouvait et devait avoir la classe politique contre les conséquences délétères qu’induit la culture du putsch sur le devenir des peuples.
-Interne au lycée Amirouche (Tizi Ouzou), vous aviez un défi : réussir. Les militants du MCB que nous connaîtrons plus tard n’ont-ils pas trouvé dans ce «centre de gravité de l’émancipation intellectuelle et politique de la Kabylie» une école de l’engagement précoce ?
Nous vivions dans une région marginalisée et stigmatisée. Réussir nos études était une nécessité personnelle, mais aussi une réponse à ceux que nous voyions comme des adversaires décidés à nous soumettre. Notre succès était donc considéré comme un combat, un devoir de résistance. Plus tard, j’aurai la même attitude quand je serai détenu à Lambèse où j’ai tenu à passer et réussir mes examens de spécialité en psychiatrie. C’était une manière de signifier que la répression n’avait pas entamé notre moral. Le message s’adressait autant à nos tortionnaires qu’aux citoyens qui pouvaient être atteints par la peur. Au lycée, nos esprits en surchauffe ont pu donner des interprétations exagérées à certaines orientations du pouvoir central. Mais des décisions tendancieuses et des propos outrageants ont bel et bien existé. Parlant des Kabyles, Boumediène avaient dit devant ses hommes que ces derniers étaient des séparatistes et des racistes (infisaliyineswaɛunsuriyines).
La radio kabyle avait failli disparaître, les cours de berbère que dispensait bénévolement Mouloud Mammeri à l’Université d’Alger étaient sous étroite surveillance pour ne pas dire en sursis. Ce climat avait fait que le lycée Amirouche était plus qu’un établissement d’enseignement secondaire. C’était un centre d’échange, d’information et d’intense réflexion qui allait devenir la première matrice intellectuelle de la Kabylie. La plupart des étudiants qui se retrouveront au Cercle de culture berbère de Ben Aknoun à la fin des années 60′ et qui épauleront Mammeri étaient d’anciens élèves du lycée Amirouche.
-Deux autres tomes de vos Mémoires sont annoncés par votre éditeur. Des précisions ?
Le deuxième tome qui traite de la période 1967 à 1987 sortira à la fin de l’année en cours. Le troisième couvre la période de 1987 à aujourd’hui ; il est prévu pour le printemps 2021. Le devoir de mémoire est aussi important que l’impératif de l’engagement dont il est le prolongement.
Entretien réalisé par Nadir Iddir, publié dans El Watan.