C’est ce que l’on appelle un livre événement. L’accueil qui lui a été réservé par les internautes confirme la fidélité du lectorat du fondateur du RCD. Cet enthousiasme ne nous empêche pas d’essayer d’approfondir notre lecture. Quelques pistes.
Le premier tome des mémoires de Said Sadi « la guerre comme berceau » se lit d’une traite. Quand on referme le livre on hésite entre deux sentiments. Que retenir en premier dans ce récit ? La densité du témoignage ou sa qualité littéraire ? La profondeur sociale d’une époque tragique est rapportée avec une charge émotionnelle qui marque. Mais l’amateur de littérature est saisi par un autre aspect : cet ouvrage qui dit tant de choses sur nous tous est aussi, et même peut être avant tout,une œuvre littéraire à ranger avec les grandes autobiographies. Le lecteur qui est plongé dans une période qui n’est pas forcément la sienne est associé aux épreuves et aux réussites d’une famille dont il se sent membre. L’enfant que nous avons tous été se retrouve dans les envies, les colères et les facéties du petit Said. L’écrivain qui réussit son travail fait d’une existence personnelle une histoire qui parle à son public. Ce livre offre cette qualité.
Dans l’avant propos, l’auteur déplore que dans « la photo de famille algérienne il n’y a pas d’enfants ». C’est si vrai que l’on est surpris de pas l’avoir constaté soi même auparavant. L’enfance dans la guerre est une vie particulière : l’être fragile partage les souffrances des adultes. Sauf que lui n’en a pas fini avec le cauchemar à la fin des batailles. Ce qu’il a emmagasiné va travailler sa capacité à se construire. Les pays développés qui ont connu de grands conflits ont été attentifs aux séquelles que produisent les guerres dans la prime jeunesse. Des programmes de prise en charge qui peuvent durer plusieurs années ou des décennies sont soigneusement préparés. On surmonte mieux les traumatismes quand on en connaît les causes et si on en comprend les mécanismes. Peu productive politiquement dans une indépendance qui s’est fracassée dans la violence, l’enfance est restée dans un « angle mort », se désole d’entrée l’auteur. Cette douloureuse complexité nous est bien rendue. La profession de psychiatre a certainement aidé à cerner cette situation vécue. Encore fallait-il pouvoir le dire dans un langage accessible et convaincant.
Même quand une phase ou un lieu nous est inconnu, la force de conviction de l’auteur emporte notre adhésion et nos sensations propres se fondent dans les ambiances qui nous sont racontées. Le chapitre où Said Sadi décrit sa découverte du mont Tamgout avec sa majesté, les croyances qui l’entourent, les cérémonies païennes que l’on y organise, les événements politiques et militaires qui s’y sont déroulés et les traditions qui le font vivre est un moment de grande écriture. Celui qui ne connait pas ce site n’a qu’une envie : s’y rendre au plus vite.
Des informations sensibles nous invitent aussi à réfléchir à ce qui nous fait collectivement.
Les écrits où les œuvres artistiques critiques qui ont osé parlé des freins qui ont empêché la Kabylie de se donner une autorité représentée par les siens ou les passages analysant le rôle de la femme sont revisités dans des éclairs de lucidité qui risquent de bousculer les conforts faciles par lesquels le Kabyle a toujours voulu se rassurer quand il doit assumer ses instincts autodestructeurs.
Le récit offre un autre message, plus philosophique. Quand les institutions sont défaillantes ou carrément hostiles, la famille peut être un refuge. Cela est un constat banal. Mais dans ce cas précis, on suit la saga d’une cellule familiale qui vient à bout de la pauvreté et même de la misère car un couple dépourvu de tout et auquel est interdit l’espoir ne renonce pas à l’ambition. Pourquoi ? Lorsque l’on a la chance de voir sa santé préservée dans un monde de malheurs, le rêve est un devoir. Et il peut devenir réalité quand on se laisse habiter parla générosité. Donner de son temps, de sa force est toujours éprouvant ; mais si on se sait capable d’apprécier les réussites vers lesquelles on a conduit les autres ; alors on est sûr de retrouver le bonheur qui remplit sa propre vie. La volonté de l’esprit est plus forte que les plus encombrants obstacles matériels. Par de subtiles touches, sans insistance ni trémolo, on lit dans le sens que ces parents simples et si particuliers ont donné à leurs actes une leçon de vie.
Said Sadi est l’acteur politique algérien qui a le plus écrit. Même réservé aux premières années de sa vie, ce premier tome nous plonge dans des événements sur lesquels l’auteur ne s’interdit pas de donner son avis. Des faits occultés ou déformés par des témoignages murmurés ou longtemps étouffés, enfin mis en lumière, nous sont maintenant plus accessibles. Ces incursions dans la chaudière algérienne sont faites avec une volonté de ne rien cacher mais, et c’est là un exercice difficile, il n’y a pas de tentation à donner des leçons. Seulement en tirer.
Ce premier tome qui raconte le passé est aussi une loupe pour le présent.
Article de Achour Kirèche publié dans Algérie Cultures
Saïd Sadi, La guerre comme berceau (1947-1967), Mémoires Tome I, Éditions Frantz Fanon, 2020, 1200 DA/20€